XIV Les chaussures de
l’ambassadeur
(The Ambassador’s Boots)
1
Mon cher ami ! mon cher ami ! s’exclama Tuppence en agitant un « muffin » très beurré.
Tommy la regarda un moment, hébété, puis un large sourire éclaira son visage. Il murmura :
— Il nous faut progresser avec grande prudence.
— Vous avez deviné, approuva Tuppence, ravie. Je suis le fameux Dr Fortune[16] et vous êtes le superintendant[17] Bell.
— Pourquoi avez-vous décidé d’être Reginald Fortune ?
— Ma foi, c’est surtout parce que j’ai envie de beaucoup de « muffins » très beurrés.
— C’est là le côté plaisant de la chose, mais il y en a un autre. Il va vous falloir examiner des visages méconnaissables et des cadavres décomposés.
Pour toute réponse, Tuppence lui lança une lettre à la volée, que Tommy parcourut, les sourcils levés.
— Randolph Wilmott, l’ambassadeur américain ? Je me demande ce qu’il veut ?
— Nous le saurons demain matin à onze heures.
Ponctuel, à l’heure indiquée, Mr Randolph Wilmott, ambassadeur des États-Unis, près la cour de Saint-James, se fit introduire dans le bureau de Mr Blunt. Il s’éclaircit la voix et commença d’un ton posé :
— Je suis venu à vous, Mr Blunt, au fait, c’est bien à Mr Blunt, lui-même que je m’adresse ?
— Certainement. Je suis Théodore Blunt, le directeur de la firme.
— Tant mieux. Je préfère toujours m’adresser aux chefs de service. C’est plus agréable à tous les points de vue. Comme j’allais vous le dire, Mr Blunt, je viens vous exposer une affaire qui m’exaspère. Elle n’a rien, cependant, qui vaille la peine d’alerter Scotland Yard. On ne m’a fait aucun tort et il ne s’agit probablement que d’une simple erreur. Néanmoins, je ne comprends pas… J’enrage toujours lorsque je me trouve en face d’un fait que je ne puis m’expliquer.
Mr Wilmott continua longtemps ainsi. Il s’exprimait avec lenteur et attachait une grande importance aux détails.
Tommy réussit enfin à résumer la situation :
— Donc, vous êtes arrivé, il y a une semaine, par le paquebot Normandie et d’une manière ou d’une autre, au cours de la traversée, votre sac de voyage et celui d’un autre gentleman, Mr Ralph Westerham, qui porte les mêmes initiales que vous, ont été confondus. Vous avez pris le sien et il est parti avec le vôtre. Arrivé chez lui, Mr Westerham s’aperçut de la subtilisation, et dépêcha son valet chez vous, afin de récupérer son sac. Exact ?
— Parfaitement. Les deux sacs devaient être de forme identique et comme ils portaient tous deux les mêmes initiales, l’erreur est compréhensible. Personnellement, j’ignorais tout de cette aventure jusqu’au moment où mon domestique m’informa que Mr Westerham, un sénateur bien connu et pour lequel j’ai une grande admiration, avait envoyé un de ses gens pour me rapporter mon sac et reprendre le sien.
— Dans ce cas, je ne vois pas…
— Vous allez voir ! Ceci n’est que le début de l’histoire. Hier, j’ai rencontré le sénateur Westerham. J’ai fait allusion à l’incident, en plaisantant, mais comme il ne semblait pas comprendre, je lui expliquai de quoi il retournait et, à ma grande surprise, il m’assura qu’il ne pouvait être question de lui car il n’avait pas emporté mon sac par erreur et de plus, il ne possédait pas de sac.
— Extraordinaire !
— Une histoire sans queue ni tête ! car enfin, si quelqu’un avait voulu me dérober mon sac, pourquoi se serait-il cru obligé de me le remplacer ? De toute manière, mon sac m’a été retourné. D’autre part, s’il ne s’agissait que d’une erreur, pourquoi s’être servi du nom du sénateur Westerham ? Je veux que vous élucidiez cette affaire, Mr Blunt. J’espère que vous ne la jugerez pas trop futile ?
— Pas du tout ! Ce petit problème comporte sans doute des explications très simples, mais je dois dire qu’au premier abord, il est assez déconcertant. Rien ne manquait dans votre bagage, lorsque vous l’avez récupéré ?
— Mon valet assure que non.
— Que gardiez-vous dans ce sac, Mr Wilmott ?
— Des chaussures.
— Des chaussures ?
— Oui. Encore plus déroutant, n’est-ce pas ?
— Pardonnez-moi cette question, mais vous ne transportiez pas des documents secrets ou autres, cousus dans la doublure de certaines d’entre elles, ou dissimulés dans de faux talons ?
La question parut amuser l’ambassadeur.
— La diplomatie n’en est encore pas là, du moins je l’espère.
— Qui est venu récupérer l’autre sac ?
— Le domestique de Westerham, apparemment. Mon valet de chambre l’a jugé tout à fait banal et discret. Rien dans sa tenue n’a attiré son attention.
— Votre sac avait-il été fouillé ?
— Il vaudrait mieux le demander à mon domestique, Richards, qui s’occupe de mes vêtements.
Il griffonna quelques mots sur une carte qu’il tendit à Tommy.
— Si vous voulez vous présenter à l’ambassade, ce carton vous servira de laissez-passer. Mais, naturellement, si vous préférez que je vous envoie Richards…
— Il vaut mieux que j’aille le voir moi-même.
L’important client se leva en jetant un coup d’œil à sa montre.
— Je dois me sauver, pour ne pas manquer un rendez-vous. Au revoir, Mr Blunt, je m’en remets à vous.
Dès qu’il fut sorti, Tommy se tourna vers Tuppence qui, en bonne secrétaire, avait pris des notes durant toute la durée de l’entretien.
— Quelle est votre opinion, ma chère ? Devinez-vous à quoi rime cette substitution ?
— Non.
— Eh bien, voilà ce que j’appelle un bon début : au moins, cela prouve qu’il y a quelque chose d’important dans cette histoire.
— Vous le croyez ?
— C’est généralement le cas. Rappelez-vous Sherlock Holmes étudiant jusqu’où le persil s’était enfoncé dans le beurre fondu. J’ai toujours désiré connaître le fin mot de cette expérience. Peut-être qu’un de ces jours, Watson la ressortira de son carnet de notes. J’en serais ravi. Mais, revenons à nos moutons.
— L’estimable Wilmott n’est pas un agité mais un positif et un calme.
Tommy psalmodia :
— Elle connaît les hommes… ou devrais-je dire : il connaît les hommes… ? C’est tellement délicat lorsque vous vous mettez dans la peau d’un détective mâle.
— Oh ! mon cher ami, mon cher ami !
— Un peu plus d’action, s’il vous plaît, Tuppence et un peu moins de répétitions.
— Une phrase classique ne saurait être répétée trop souvent.
— Allez manger un « muffin ».
— Non, merci, pas en ce moment. Nous sommes en face d’un problème ridicule. Ces chaussures… pourquoi des chaussures ?
— Pourquoi pas ?
— Ça ne colle pas. Pour quelles raisons quelqu’un irait-il chiper les chaussures d’un autre ?
— Il ne s’agit probablement que d’une erreur.
— S’il avait été question d’une valise diplomatique, l’affaire aurait été plus vraisemblable. Documents est un mot que l’on associe volontiers à ambassadeurs.
— Les chaussures suggèrent des empreintes de pas. Pensez-vous que quelqu’un ait voulu simuler une piste avec les empreintes des chaussures de Wilmott ?
Tuppence réfléchit mais hocha négativement la tête.
— Très improbable. Non, je crois que nous devons nous résigner à admettre que les chaussures n’ont rien à voir dans l’affaire.
— Et sur ces bonnes paroles, allons rendre visite à l’ami Richards. Il pourra peut-être jeter quelque lumière dans nos ténèbres.
Sur présentation de la carte de l’ambassadeur, Tommy fut admis dans ses appartements privés. Un pâle jeune homme, aux manières discrètes, se présenta :
— Je suis le valet de chambre de Mr Wilmott. J’ai cru comprendre que vous désiriez me voir, Sir ?
— En effet. Votre maître est venu à mon bureau, ce matin et m’a suggéré de vous consulter au sujet de cette histoire de sac de voyage.
— Je sais que cette sottise tourmente mon maître, mais je ne comprends pas très bien pourquoi, puisque rien n’a été dérobé. J’ai cru comprendre que l’homme venant récupérer son sac, était envoyé par le sénateur Westerham.
— Quel genre d’homme était-ce ?
— Entre deux âges, très bonne apparence.
— Avez-vous remarqué si le sac de votre maître avait été fouillé ?
— Je ne pense pas qu’il l’ait été, car je l’avais fermé moi-même et on n’avait rien changé de place. J’imagine que le gentleman l’a ouvert, constata qu’il ne s’agissait pas de son bien et l’a refermé aussitôt.
— Et l’autre sac. Ayez-vous remarqué ce qu’il contenait ?
— Je l’ouvrais justement à la minute où l’homme est arrivé pour le réclamer.
— Et alors ?
— Nous l’avons ouvert ensemble pour être certains qu’il s’agissait du bon, l’homme y jeta un coup d’œil, me dit que c’était bien à lui, le referma et l’emporta.
— Que contenait-il ? Des chaussures, aussi ?
— Non, des effets de toilette, je crois. Il me semble avoir remarqué une boîte de sels pour bains.
Tommy abandonna cette voie.
— Au cours de la traversée, vous n’avez jamais surpris quelqu’un essayant de toucher aux affaires de votre maître ?
— Personne n’y a touché, Sir.
— Jamais rien de suspect, à aucun moment ?
Tommy se gourmanda intérieurement : « Rien de suspect… » Cela ne signifiait pas grand-chose… Le valet hésita :
— À présent que j’y pense…
— Oui ?
— Je ne crois pas que cela ait le moindre rapport avec ce que vous me demandez, mais… une jeune personne s’est évanouie… Elle était charmante, petite et brune, l’air étranger. Elle s’appelait Eillen O’Hara.
— Ah ?
— Elle se sentit mal, juste devant la cabine de Mr Wilmott. Elle me pria d’aller quérir le médecin, ce que je fis après l’avoir aidée à s’étendre sur le sofa de mon maître. J’ai mis longtemps à trouver le médecin de bord et lorsque nous sommes venus près de la jeune fille, elle nous assura qu’elle se sentait mieux. Vous ne pensez pas…
— Cette Miss O’Hara voyageait-elle seule ?
— Oui, je crois.
— L’avez-vous revue depuis que vous êtes à terre ?
— Non, Sir.
— Bon. Eh bien ! ce sera tout, Richards.
De retour à son bureau, Tommy mit Tuppence au courant de sa conversation avec le valet et lui demanda ensuite son avis.
— Mon cher ami, nous autres médecins, sommes assez sceptiques sur les évanouissements soudains ! Ils se produisent tellement à propos ! Et le prénom d’Eillen, en plus d’O’Hara… c’est presque trop Irlandais.
— Nous avons enfin une piste. Savez-vous ce que je vais faire, Tuppence ? Mettre une annonce dans le journal pour retrouver cette personne.
— Quoi ?
— Oui. Je dirai que je désire connaître des détails concernant une Miss O’Hara, ayant voyagé à bord de tel paquebot à telle date. Si elle n’a rien à se reprocher, elle répondra en personne, sinon, peut-être que quelqu’un viendra nous trouver, à sa place. C’est notre seule chance de dénicher un indice.
— N’oubliez cependant pas que vous la mettrez aussi sur ses gardes ?
— Tant pis. Il faut bien prendre des risques.
— Je ne vois toujours pas le moindre sens à cette histoire. Si une bande d’escrocs s’est emparée du sac de l’ambassadeur pour une heure ou deux, qu’est-ce qu’elle y a gagné ? Si le sac en question avait contenu des documents secrets, je comprendrais, mais Mr Wilmott nous affirme que ce n’est pas le cas.
Tommy regarda pensivement sa compagne.
— Vous exposez très bien les faits, Tuppence et vous venez de me donner une idée.
2
Deux jours plus tard, Tuppence était allée déjeuner. Tommy exerçait son cerveau en lisant le dernier roman policier à la mode.
La porte s’ouvrit et Albert annonça :
— Une jeune personne désire vous voir, Sir. Miss Cicely March. Elle dit venir au sujet d’une petite annonce.
— Faites-la entrer, cria Tommy, en jetant son roman dans un tiroir.
Une minute plus tard, Albert introduisait Miss March et Tommy avait à peine eu le temps de remarquer qu’elle était blonde et très jolie, lorsqu’un événement étrange se produisit.
La porte fut brutalement poussée et une silhouette pittoresque s’encadra sur le seuil. Un homme robuste, noir de poil, paraissant espagnol et portant des vêtements criards, rehaussés d’une cravate rouge vif. Ses traits étaient tordus par la rage et il avait un revolver au poing.
— C’est donc ici le bureau de monsieur le détective ! lança-t-il en parfait anglais ; les mains en l’air, ou je tire !
Devant le ton de l’inconnu, Tommy ne chercha pas à discuter. La jeune fille se tenait collée au mur, terrorisée.
— Cette jeune fille va m’accompagner, reprit l’homme. Oui, ma chère ! Vous ne m’avez jamais vu, mais cela n’a aucune importance. Je ne tiens pas à ce que nos plans échouent à cause d’une petite sotte. Il me semble que vous vous trouviez sur le Normandie. Vous avez dû fourrer votre nez là où il ne fallait pas. Mais je ne vous laisserai pas divulguer de précieux renseignements à Mr Blunt, ici présent. Très malin votre coup de l’annonce, mon vieux, mais il se trouve que, moi aussi, je lis le journal. À présent, nous vous avons à l’œil. Abandonnez cette affaire, et nous vous laisserons tranquille, sinon… La mort frappe vite ceux qui tentent de contrecarrer nos plans.
Tommy ne répondit pas. Il gardait les yeux fixés par-dessus l’épaule de l’homme. Ce qu’il voyait, l’effrayait bien plus que s’il avait aperçu un fantôme, jouant à colin-maillard.
Albert, dont il avait oublié l’existence, l’imaginant étendu sur le sol de la réception, venait de pousser doucement la porte et s’approchait derrière l’inconnu, une longue corde à la main.
Tommy poussa un cri, mais trop tard… Animé d’un enthousiasme fougueux, Albert lançait la corde autour des épaules de l’homme qui perdit l’équilibre. L’inévitable se produisit. Une balle siffla aux oreilles de Mr Blunt, avant d’aller s’enfoncer dans le plâtre du mur.
— Je l’tiens, Sir, cria Albert, rouge de plaisir. À mes heures libres, je m’exerce souvent au lasso… Vous pouvez me donner un coup de main, patron ? L’animal est très fort.
Tout en se demandant mentalement comment il pourrait s’y prendre pour supprimer les heures de liberté de son commis, Tommy se porta à son secours, et lui exprima sa gratitude :
— Espèce d’idiot ! Pourquoi n’êtes-vous pas allé chercher un policier ? À cause de votre petite performance, j’ai failli recevoir un pruneau dans le crâne ! Je n’ai jamais échappé de si près à la mort !
Sans se démonter, Albert protesta :
— Je l’ai maîtrisé en un rien de temps. C’est merveilleux ce que les gars de la plaine peuvent faire avec leurs lassos !
— Nous ne sommes pas dans la plaine, Albert. Et maintenant, mon brave, ajouta-t-il en se tournant vers l’étranger, étroitement ficelé, où allons-nous vous envoyer ?
En réponse, l’homme lança une bordée d’injures, exprimées en une langue étrangère.
— Bien que je ne comprenne pas un mot de ce que vous dites, je suis sûr que ce n’est pas le genre de propos à employer devant une dame, protesta Tommy… Excusez-moi, Miss, mais avec tout cela, je crois que j’ai oublié votre nom ?
— March, murmura la jeune fille d’une voix imperceptible.
Très pâle, elle s’approcha de l’homme ficelé sur le plancher.
— Que décidez-vous pour cet homme ?
— Je puis vous appeler un flic, maintenant, suggéra Albert.
Mais, remarquant le léger hochement de tête de la jeune fille, Tommy changea d’avis.
— Nous le laisserons partir pour cette fois. Mais, j’aurai le plaisir de lui faire dévaler les escaliers comme un champion de vitesse, à seule fin de lui apprendre la politesse, en présence des dames.
Il délia les liens de l’homme qu’il remit debout d’une bourrade et poussa hors du bureau. Bientôt des cris et le bruit d’une chute parvinrent aux oreilles de la jeune fille et d’Albert.
Tommy revint, rouge, essoufflé mais un large sourire aux lèvres. La jeune fille le regarda, les yeux ronds.
— Vous lui avez fait mal ?
— Je l’espère, mais comme ces Latins crient très fort avant d’avoir été touchés, je n’en suis pas sûr.
Il s’arrêta un moment pour reprendre son souffle, puis :
— Si nous reprenions notre entretien, Miss March ? Cette fois, j’espère qu’on ne nous dérangera plus.
— Je garde mon lasso à portée de la main, au cas… commença Albert.
— Pour l’amour du Ciel, rangez-le et n’y touchez plus ! rugit Tommy.
Le garçon se retira, vexé. La jeune fille commença :
— Comme vous avez entendu cet homme le dire, j’étais passagère sur le Normandie. Miss O’Hara, la personne que vous recherchez, se trouvait à bord du même paquebot.
— Nous le savons déjà. Mais je crois que vous êtes au courant de quelque chose de particulier sur le rôle de ce gentleman, sinon il n’aurait pas été si pressé d’intervenir.
— Je vais tout vous dire. L’ambassadeur américain était à bord et un jour que je passais devant sa cabine, dont la porte était entrouverte, j’aperçus cette jeune fille chez lui. Elle était occupée à quelque chose de si extraordinaire, que je me suis arrêtée pour l’observer. Elle tenait une chaussure d’homme dans sa main.
— Une chaussure ! Pardon… continuez, je vous prie.
— À l’aide d’une paire de ciseaux, elle en coupa la doublure et parut pousser quelque chose à l’intérieur. Un passager et le médecin du bord arrivèrent à ma hauteur et en entendant du bruit, la jeune fille se laissa tomber sur le sofa, en gémissant. Je compris aussitôt qu’elle avait feint de s’évanouir.
— Et ensuite ?
— Je répugne à vous raconter ce qui suit… mais la curiosité fut tellement forte, que je guettai un moment où l’ambassadeur avait déserté sa cabine, pour m’y introduire à mon tour et inspecter la chaussure en question. Je trouvai dans la doublure un morceau de papier que j’allais juste lire lorsque j’entendis le steward arriver dans le couloir. Je ressortis, vivement et découvrant que je tenais encore le papier en main, je me rendis à ma cabine pour en prendre connaissance. Il ne contenait que des versets de la Bible.
— Des versets de la Bible ?
— C’est du moins ce que je crus. Cela m’a poussé à renoncer à le replacer où je l’avais pris car s’il ne s’agissait que d’une supercherie de maniaque, je n’allais pas risquer pour cela de me laisser surprendre chez l’ambassadeur. Hier, je l’ai utilisé pour faire un bateau à mon petit neveu et en le mettant dans la baignoire, j’ai vu tout à coup, des signes apparaître sur le papier. Je le retirai pour constater qu’on avait tracé, à l’aide d’une encre sympathique une sorte de plan d’un port. C’est pourquoi, ayant remarqué votre annonce, j’ai décidé de venir vous trouver.
Tommy se leva et arpenta son bureau, en murmurant :
— Ce plan est peut-être celui d’un port militaire. Cette femme l’a volé et, craignant qu’on la fouille, elle a choisi cette cachette. Plus tard, elle a subtilisé le sac pour constater que le plan avait disparu. Dites-moi, Miss March, avez-vous ce papier sur vous ?
— Non. Je l’ai laissé là où je travaille. Je dirige un salon de beauté dans Bond Street. Je représente les produits « Cyclamen » de New York, ce qui explique mon voyage. J’ai pensé que le papier était assez important, pour devoir l’enfermer dans mon coffre. Ne croyez-vous pas que Scotland Yard devrait être mis au courant ?
— Mais si et au plus tôt !
— Voulez-vous que nous allions récupérer ce papier tout de suite pour le leur apporter ?
— Je suis assez pris cet après-midi, soupira Tommy en adoptant son ton professionnel et en consultant sa montre. L’évêque de Londres voudrait que je m’occupe d’une affaire pour lui…
— Dans ce cas, j’irai seule, déclara la visiteuse en se levant.
— Une minute, mademoiselle. J’allais ajouter que l’évêque devra attendre. Je laisserai un billet à mon commis, à son sujet. Je suis convaincu, Miss March, que tant que ce papier ne sera pas entre les mains de Scotland Yard, vous serez en grand danger.
Il griffonna quelques mots sur une feuille qu’il plia, puis prenant son chapeau et sa canne, il informa la jeune fille qu’il était prêt.
En passant par la réception, il confia son message à Albert et déclara d’un air important :
— Je suis appelé pour une affaire urgente. Excusez-moi auprès de son Excellence, s’il se présente avant mon retour. Voici un mot pour Miss Robinson.
— Très bien, Sir, répondit Albert, jouant son rôle. Et à propos des perles de la duchesse ?
Mr Blunt eut un geste irrité de la main.
— Cela aussi attendra.
Il sortit, en compagnie de Miss March.
Dans les escaliers, ils croisèrent Tuppence qui revenait de son « lunch ». Tommy la dépassa avec un brusque :
— Encore en retard, Miss Robinson ! Je suis appelé pour une affaire très importante. Occupez-vous des affaires courantes.
Ahurie, Tuppence les regarda s’éloigner puis, les sourcils levés, continua son ascension.
Alors que Tommy et la jeune fille débouchaient sur le trottoir, un taxi arriva en trombe à leur hauteur. Sur le point de le héler, Tommy changea d’avis.
— Êtes-vous une bonne marcheuse, Miss March ?
— Oui, mais ne serait-il pas plus sage de prendre ce taxi ? Nous irions plus vite !
— Peut-être ne l’avez-vous pas remarqué, mais ce chauffeur a refusé un client un peu plus bas. Il nous attendait. Vos ennemis sont à l’affût. Si vous pensez que vous pouvez marcher jusqu’à Bond Street, nous aurons plus de chance de leur échapper, en nous mêlant à la foule.
— D’accord. Le ton de la jeune fille manquait cependant de conviction.
Les rues, comme l’avait annoncé Tommy, étaient très encombrées et ils avançaient lentement, sans cesse bousculés par les passants. Tommy restait l’œil aux aguets et plusieurs fois il tira sa compagne de côté, d’un geste brusque bien que pour sa part, elle n’ait rien aperçu de suspect. Soudain, il la regarda et parut éprouver un remords de conscience.
— Vous êtes bien pâle. Le choc a dû vous éprouver. Que diriez-vous d’une tasse de café ? À moins que vous ne préfériez un verre de cognac ?
Miss March hocha négativement la tête, avec un pauvre sourire.
— Allons boire un café, décida Tommy. Je ne pense pas que nous ayons à craindre qu’il ait été empoisonné.
Ils mirent longtemps à siroter leur breuvage et lorsqu’ils se remirent en route, ils marchèrent d’un pas plus rapide.
— Je crois que cette fois, nous les avons bien semés, annonça Tommy.
Ils débouchèrent dans Bond Street et parvinrent à l’établissement que dirigeait Miss March. Des rideaux rose bonbon en dissimulaient l’intérieur et dans la vitrine, s’étalaient quelques jolis pots de crème de beauté et un morceau de savon couleur pastel.
Cicely March poussa la porte et entra, Tommy sur les talons. Le magasin, minuscule, comprenait une cabine en verre sur la gauche, derrière laquelle une femme d’entre deux âges aux cheveux violets et à la peau éclatante, s’entretenait avec une cliente, petite personne brune dont les nouveaux venus remarquèrent l’accent gazouillant autant qu’hésitant.
Sur la droite, un sofa, deux chaises et une table couverte de magazines. Deux gentlemen s’y ennuyaient, sans doute deux maris attendant leurs épouses.
Cicely March traversa le magasin sans s’arrêter et ouvrit une porte derrière laquelle elle disparut en compagnie de Tommy.
La cliente s’exclama brusquement :
— Ah ! mais il me semble que je viens de reconnaître uno de mis amigos, et se précipita à la suite de Tommy.
Les deux hommes qui semblaient s’ennuyer se levèrent lentement. L’un se dirigea vers la porte du fond derrière laquelle il disparut, tandis que l’autre, faisant le tour de la cabine de verre, appliquait à temps, sa main sur la bouche de la vendeuse qui s’apprêtait à crier.
Dans l’arrière-boutique, les choses se précipitaient. Alors que Tommy y pénétrait, on lui jeta un chiffon sur la tête et aussitôt, une odeur écœurante l’assaillit. Mais, presqu’au même instant, on retirait le morceau de tissu et un cri aigu de femme fit sursauter le détective. Il cligna des yeux et regarda la scène se déroulant à quelques pas de lui. L’un des faux maris attendant leurs épouses, était en train de passer les menottes à l’étranger qui avait fait irruption dans le bureau de Tommy quelques instants plus tôt. Devant lui, Cisely March essayait de se dégager de la prise que lui infligeait la cliente aperçue de dos à son entrée dans le magasin. Le voile qui lui couvrait le visage se détacha soudain et les traits bien connus de Tuppence apparurent. Beresford poussa une exclamation enthousiaste.
— Bien joué, Tuppence ! Permettez-moi de vous donner un coup de main. Inutile de chercher à fuir, les jeux sont faits, Miss O’Hara… ou préférez-vous que je vous appelle Miss March ?
Tuppence lui montra l’inspecteur.
— Je vous présente l’inspecteur Grace de Scotland Yard, Tommy. Dès que j’ai pris connaissance de votre message, je lui ai téléphoné et nous sommes convenus de nous retrouver devant le salon de beauté. Un de ses hommes l’accompagnait.
— Je suis bien content d’avoir mis la main sur cet oiseau, déclara l’inspecteur en indiquant son prisonnier. Il est dangereux. Nous n’aurions jamais pensé à venir le cueillir ici.
— Vous voyez, Tuppence, expliqua Tommy d’un ton sentencieux, il importe de toujours avancer, dans une affaire, avec une extrême prudence ! Pourquoi quelqu’un aurait-il voulu avoir le sac de l’ambassadeur en sa possession pour une heure ou deux ? Je me suis posé la question à l’envers : et si quelqu’un avait voulu que son sac demeurât en la possession de l’ambassadeur, pour une heure ou deux… Idée lumineuse ! Les bagages diplomatiques ne sont pas soumis à l’examen des douanes, donc il s’agissait de fraude. Mais fraude sur quoi ? Quelque chose de pas trop encombrant. De la drogue, peut-être ? Ensuite, il y a eu la petite comédie jouée dans mon bureau. Les fraudeurs ayant lu mon annonce, voulurent me rouler et, au cas où j’aurais persévéré, me supprimer. Mais lorsqu’Albert a réussi son petit numéro de lasso, j’ai saisi l’expression de consternation de la jeune fille et cela ne correspondait pas avec son personnage. Le numéro exécuté par l’étranger n’avait pour but que de renforcer ma confiance en elle. Je me suis appliqué à feindre une parfaite crédulité à l’égard de son histoire, plutôt tirée par les cheveux et me laissai emmener jusqu’ici, laissant cependant derrière moi des instructions précises. Sous plusieurs prétextes, j’ai retardé notre arrivée afin de laisser à mes chefs le temps de prendre les dispositions nécessaires.
Cicely March le regarda durement.
— Vous êtes fou ! Qu’espérez-vous trouver ici ?
— Je me souviens que Richards a remarqué, dans votre sac de voyage, un flacon de sels de bains. Tommy se tourna vers l’inspecteur. Peut-être pourrions-nous commencer par ces articles ?
— Bonne idée, Mr Blunt.
Tommy attrapa le premier flacon qu’il trouva et le vida sur la table.
— Ceux-ci sont de vrais cristaux. Pas de chance !
— Si vous essayiez le coffre ? suggéra Tuppence.
Tommy s’approcha du petit coffre mural dont la clé se trouvait sur la serrure. Dès qu’il eut ouvert la porte, il poussa un cri de triomphe. Des rangées de flacons s’alignaient sur les étagères. Il en prit un au hasard et, l’ayant vidé, il découvrit sous les cristaux, une fine poudre blanche.
L’inspecteur se pencha et un coup d’œil suffit à l’éclairer.
— Cocaïne… Nous savions qu’il existait un dépôt assurant la distribution dans le West-End, mais nous n’aurions jamais pensé le découvrir ici. Bravo, Blunt !
Alors que Tommy et Tuppence franchissaient le seuil du magasin, quelques minutes plus tard, Tommy assura :
— Les « Célèbres Détectives de Blunt » viennent de remporter un énorme succès. C’est un grand avantage d’être un homme marié. Vos constantes critiques, Tuppence, ont fini par me rendre très observateur et à détecter du premier coup d’œil une chevelure artificiellement blonde. Miss March, passagère sur le Normandie était, d’après les dires de Richards, brune mais la première chose que j’ai remarquée lorsqu’elle est venue me trouver, c’est son étincelante coiffure blonde. Nous allons rédiger une lettre pour l’ambassadeur, l’informant que son petit problème a été résolu avec satisfaction. Et maintenant, que diriez-vous d’aller boire du thé et manger des « muffins » abondamment beurrés ?